Lire un extrait Lady Adeline et l'incorrigible Lord Littelton

Chapitre un

Littleton House, Mayfair, Londres, 1818

 

Alors qu’il s’apprêtait pour accueillir sa mère et sa grand-mère, Frederick, Lord Littleton, surnommé Frits, acheva de nouer sa cravate avant de laisser son valet attacher sa montre à gousset et son lorgnon. « Lord Turley dîne avec moi ce soir ».

« J’en informerai le cuisinier, mon seigneur ».

« Vous feriez mieux de le dire aussi à ma mère ». Prenant son chapeau et ses gants, il ajouta : « Elle devrait arriver d’un moment à l’autre ».

« Oui, mon seigneur », répondit Ayles qui ouvrit la porte de la chambre et s’inclina en ajoutant : « Nous serons tous heureux d’accueillir Madame ».

Frits s’abstint de répondre. Après la belle bévue commise lors de la dernière saison, son personnel ne serait les seuls à se réjouir de la présence de sa mère dans la ville. Il devrait être l’homme le plus en vue de Londres, n’eût été son « erreur », comme elle le disait si délicatement.

Son majordome ouvrit la porte à son approche. Il était temps de faire face à la bourgeoisie dans le forum le plus public possible. Le Grand Strut.

Faisant un signe de la tête à son palefrenier, il prit les rênes et s’élança sur son cheval frison, Apollo. Jamais Frits n’avait été aussi incertain de l’accueil qui lui serait réservé chez les bourgeois qu’aujourd’hui. Il ne resterait fort heureusement pas seul pendant longtemps. Son ami Gavin, le vicomte Turley, avait promis de le rejoindre au parc. Les mains de Frits s’humidifièrent dans les gants. Il n’avait pas été aussi nerveux depuis son premier jour dans la bourgeoisie. Pourtant, c’était sa propre faute. Avec un peu de chance, personne ne se souviendrait de sa bourde de l’année dernière. Et si c’était le cas, il n’aurait qu’à prouver qu’il avait retenu la leçon.

En entrant dans le parc par Grosvenor Gate, il faillit faire demi-tour et rentrer chez lui. Mais s’il perdait son sang-froid maintenant, ce serait pire plus tard. Peut-être aurait-il de la chance, et les entremetteuses ignoreraient ses antécédents au profit de sa notoriété, principalement sa lignée, sa richesse et son titre. Et il y avait tout un nouveau groupe de jeunes femmes qui sortaient de l’école cette année et qu’il fallait prendre pour épouse. Non pas qu’il allait annoncer qu’il espérait trouver une épouse cette saison. Ce serait de la folie.

Au diable tout cela. Pourquoi avait-il d’abord décidé de se marier ? Il aurait dû marcher sur les traces de son père et tous les autres Littleton : attendre de devoir se marier.

Se ressaisissant, il monta sur la voie carrossable. En quelques secondes, il fut accueilli avec générosité par quatre matrones dans un landau. La tension s’estompa sur ses épaules. Ce ne serait peut-être pas aussi grave qu’il l’avait imaginé.

« Lord Littleton » – Lady Wall agitant ses doigts vers lui – « Je suis heureuse de vous trouver en ville ».

Tout près d'elle, la dame aux yeux bleus adressa un regard intéressé à Frits, et dit : « Je ne crois pas que nous ayons été présentés ».

« Il ne m’était pas venu à l’esprit que vous ne connaissiez pas sa seigneurie. Permettez-moi de vous présenter Lord Littleton. Mon seigneur, Lady Holloway ».

« C’est un plaisir de vous rencontrer, mon seigneur », dit la jeune dame. Ses lèvres généreuses se relevèrent en un sourire.

Autrefois, il aurait immédiatement fait son charme et se serait arrangé pour la rencontrer dans un endroit plus isolé. Mais son instinct de chasseur ne dictait plus sa conduite comme auparavant. Peut-être était-ce la raison pour laquelle il avait décidé de se marier. Il s’inclina : « Le plaisir est pour moi ».

Lady Wall, indiquant les deux autres matrones dans la calèche, dit : « J’espère que vous vous souvenez de Lady Jersey et de Lady Sefton ? »

« Naturellement », répliqua Frits s’inclinant à nouveau et ils échangèrent leurs salutations. « Mesdames », dit Frits, « j’espère vous trouver en bonne santé ».

« Et vous, mon seigneur » lui retourna Lady Sefton inclinant la tête. Tandis que le landau s’avançait, Frits en scruta les abords. Il vit la seule dame qu’il n’avait pas souhaité voir, Lady Dorie Calthorp – fille du marquis de Huntingdon, et son quiproquo – qui se promenait avec quatre autres dames. L’acte qu’il posa lors de la précédente saison n’était guère acceptable, quoique pas de manière intentionnelle. Pendant trop longtemps, il avait cru qu’ils feraient bon ménage. Mais plus il avait appris à la connaître, à découvrir ses forces et ses désirs, plus il avait été convaincu que l’épouser serait une terrible erreur. Mais au lieu de trouver un moyen de le lui dire, il s’était enfui de Londres et était retourné à Littlewood, son domaine principal. Et maintenant, il était trop tard pour essayer d’expliquer son effroi. Si tant est qu’il en ait eu les mots.

Après avoir pris une bouffée d’air, il la laissa s’échapper lentement. Autant en finir ! Frits espérait simplement qu’elle ne l’ignorerait pas en public.

S’approchant du groupe, il lui adressa un sourire amical. « Lady Dorie, je vous souhaite la bienvenue ». D’un sourire plat accompagné d’un regard glacé, elle répliqua : « Lord Littleton, j’ignorais que vous étiez en ville ».

« Je suis arrivé hier », lui retourna-t-il.

Si les regards pouvaient tuer, il serait étendu sur le sol baignant dans son sang.

« Êtes-vous en ville depuis longtemps ? » demanda Frits.

« Assez longtemps ». Ses mots étaient prononcés avec une certaine froideur. Elle se tourna vers les autres dames et le désignant avec grâce, elle leur dit : « À propos des hommes qui semblent éligibles et ne le sont pas, permettez-moi de vous présenter Lord Littleton ».

Bon sang ! Il s’efforça de garder son sang-froid et son visage avenant. Elle était manifestement déterminée à lui compliquer la tâche dans sa quête d’une épouse. « Mon seigneur, Lady Adeline Wivenly, Lady Augusta Vivers, Miss Featherton et Miss Stern ».

Il força un sourire et fit ce qu’il savait être une révérence élégante. « Mesdames, c’est un plaisir de vous rencontrer. J’espère que vous apprécierez votre séjour dans la métropole ». Lady Stern lui lança un regard froid. Lady Dorie avait-elle déjà noirci son nom auprès de son amie ? Lady Augusta était polie, mais non émue, comme s’il lui importait peu de le rencontrer. Miss Featherton avait plissé les yeux comme pour évaluer sa valeur en tant qu’être humain. C’était déconcertant, mais c’était un trait commun dans sa famille. Il connaissait son frère et sa sœur aînés.

Et puis, il y avait Lady Adeline. Elle le regardait avec des yeux gris, doux, marqués de considération, qui brillaient comme de l’argent. Des boucles de cheveux sombres et brillants, d’un blond miel, encadraient son visage. Elle était tout à fait envoûtante. Immédiatement, il voulut savoir ce qu’elle pensait. Mais elle baissa le regard comme si elle se rendait compte qu’elle devait cesser de le fusiller du regard, et d’épais cils bruns pendaient au-dessus de ses joues, attirant son attention sur son petit nez droit et ses légères taches de rousseur. Si seulement il l’avait rencontrée en d’autres circonstances. Il ne put naturellement s’empêcher de remarquer ses lèvres d’un rose profond et le fait que la lèvre inférieure était un peu plus charnue que la supérieure. Son regard s’abaissa et il inspira. Même son spencer discret ne parvenait pas à dissimuler le trésor qui se cachait en dessous. Il aurait pu se lécher les babines en l’imaginant en robe de soirée. Voilà une dame qui méritait d’être connue.

Frits ramena son regard sur Lady Dorie, mais ne put maintenir son sourire face à son désagrément. Cela n’avait pas d’importance. Il avait découvert ce dont il avait besoin. Elle n’allait pas l’ignorer. Même si elle lui mettrait des bâtons dans les roues si elle le pouvait. Même s’il était déçu de quitter Lady Adeline, il était temps de partir. « J’espère vous revoir aussi, Madame ». Il regarda ses amies en gardant son regard fixé sur Lady Adeline. « J’ai hâte de vous revoir toutes ».

« Je suppose que c’est inévitable ». Lady Dorie fit une légère révérence. Pas assez superficielle pour être insultante, mais d’un autre côté, ses manières avaient toujours été impeccables. « Bonne journée à vous, mon seigneur ».

Touchant son chapeau des doigts, il s’enfuit aussi vite qu’il le put sans attirer l’attention sur lui. En faisant le tour de la chaussée, il fut salué chaleureusement par d’autres sieurs et dames. Apparemment, seule Lady Dorie lui reprochait son comportement. Mais c’est elle qui avait été la plus affectée. Avec un peu de chance, elle trouverait un autre homme et, à défaut de lui pardonner, elle l’oublierait.

Il était à mi-chemin du parc lorsque Turley arriva. « Littleton, comment allez-vous ? »

« Assez bien », répondit-il. Ensemble, ils firent volteface et continuèrent à marcher. « Comment se porte votre sœur ? » Elizabeth Turley, désormais comtesse de Harrington, était à Paris en compagnie de son époux. Frits avait développé un penchant pour elle avant qu’elle ne se marie. Non pas qu’il n’ait jamais eu la moindre chance de gagner son affection. Elle était éperdument éprise de son époux. Ce qui l’avait le plus attiré vers elle, c’est qu’elle n’était pas du tout sensible à son égard. Le temps passé ensemble avait eu pour seul but de redresser Harrington. Son indifférence à l’égard de Frits avait été une expérience inédite.

« Quel exploit remarquable ! », s’exclama Turley en souriant. Puis, il ajouta : « Elle et Harrington ont maintenant une charmante petite fille. Je me rendrai en France à la fin de la saison. Vous devriez vous joindre à moi ».

« J’y songe constamment, mais une fois de retour dans le giron de mon foyer, je suis incapable de bouger le petit doigt », avoua-t-il. En fait, Frits préférait Littlewood à presque tous les autres endroits, à l’exception de quelques-unes de ses autres propriétés. Cette prédilection était pour lui un frein à la réalisation de son projet de mariage. La plupart des dames de la bourgeoisie aspiraient à une existence plus mondaine que celle qu’il appréciait. Les interminables réceptions, les escapades à Brighton, voire les séjours à Londres en automne ne l’attiraient guère, même si cela impliquait qu’il n’avait pas à se priver d’une compagnie féminine pendant de longues périodes. L’un des principes d’or que son père lui avait inculqués était de ne jamais avoir de liaisons avec des femmes à proximité de ses domaines. Les matrones et les veuves de la tonne qui s’ennuyaient connaissaient les règles ; d’autres ne les connaissaient peut-être pas.

Son ami s’esclaffa. « Je suis fermement convaincu que n’eût été les votes des Lords, vous ne seriez point en ces lieux. »

Il ne put s’empêcher d’acquiescer. « Néanmoins, il est temps que je commence ma quête, et c’est le meilleur endroit pour le faire. J’ai fréquenté toutes les assemblées locales et je n’ai pas trouvé de femme que je pourrais supporter à la table du petit déjeuner pour le reste de ma vie ».

Turley perdit son sourire. « Avez-vous vu Lady Dorie ? »

« Oui, je l’ai vue ». Frits, tournant son regard vers son cher ami, lui dit : « Elle m’a salué et m’a présenté à quatre autres jeunes dames ». Il fit une grimace et continua : « Elle m’a décrit comme un homme qui semblait éligible, mais qui ne l’était point ». Frits aurait presque souhaité ne pas avoir décidé de louer la demeure qu’il utilisait pour ses indulgences. Pourtant, s’il voulait vraiment trouver une épouse – et c’était le cas – il ne pouvait pas continuer à agir comme il l’avait fait jusqu’alors. Ce serait une insulte à l’égard de toute femme qu’il déciderait de courtiser.

« Aïe. » Turley fit une grimace disant : « Cela ne vous aidera guère ».

Frits pensa à voix haut en disant : « Je crois que ça aurait pu être pire ».

Turley commença à promener son hongre, et Frits fit de même. « La bonne nouvelle, c’est que je suis ici depuis une semaine et que je n’ai pas entendu parler de vous et de Lady Dorie. Je pense que la plupart des membres de la bourgeoisie ont oublié, si tant est qu’ils s’en soucient. Vous avez été assez circonspect ».

Il était heureux d’entendre cette nouvelle. Pourtant, il trouvait toujours que son attitude fut maladroite. Il en était de même de sa mère. « Ma mère arrive aujourd’hui. Je dois être chaperonné cette saison ».

Turley secoua la tête et se mit à rire. « Il est temps qu’elle prenne les choses en main. Vous suscitez des espoirs sans même essayer ».

Frits leva les yeux au ciel. Mais il ne pouvait pas dire que son ami avait tort. Il avait toujours eu des problèmes avec les femmes qui pensaient qu’il s’intéressait à elles plus qu’il ne le faisait. C’était l’une des raisons pour lesquelles il n’assistait pas souvent à des soirées où il risquait d’être présenté à de jeunes femmes. La saison dernière avait été une exception après de longues années d’abstinence, et voilà quel en était le résultat. Si seulement il n’avait pas manqué de courage de dire à Lady Dorie ce qu’il avait décidé. Il espérait vraiment qu’elle trouverait bientôt un homme qui la rendrait heureuse. C’était une femme remarquable, même si elle n’était pas faite pour lui.

Il devait surmonter ce sentiment de culpabilité qu’il ressentait. Peut-être devrait-il trouver un moyen de l’aider. En y réfléchissant bien, ce n’était probablement pas une bonne idée.

« Lord Turley et Lord Littleton », les salua Lady Bellamny, et Frits réprima un frisson. Cette dame était une véritable terreur. Et elle était accompagnée de Madame Drummond-Burrell, un autre dragon. « Je vous enverrai des cartes pour mon bal ». Elle porta son lorgnon à ses yeux. « Et j’espère vous y voir ».

« Oui, Madame ».

« Oui, Madame ». Ils avaient répondu en même temps, comme des écoliers.

Elle fit signe à son chauffeur d’avancer avant même qu’ils n’eurent le temps de reconnaître l’autre femme.

« Une sacrée dame », dit Turley avec admiration. « Elle me fait mourir de peur ».

« Je pense qu’elle fait mourir de peur tous les jeunes célibataires en âge de se marier », ajouta-t-il. Elle était toujours prête à jouer les entremetteuses pour piéger un homme dans la souricière du curé.

Alors qu’ils arrivaient à la porte menant à Park Lane, Turley déclara : « Après cela, j’aimerais boire un verre. Je vais chez Brooks. Voulez-vous vous joindre à moi ? »

« Je pourrais aussi bien le faire ». Frits avait bravé la plupart des dames. Il était maintenant temps de découvrir si les hommes étaient aussi disposés à l’accepter que leurs femmes.

Alors qu’ils sortaient du parc, un landau vert vif à l’allure familière se frayait un chemin. Il s’approcha au trot pour la saluer. « Mère, quand êtes-vous arrivée ? »

« Frits, vous avez l’air d’avoir survécu à votre première incursion dans la bourgeoisie », dit sa mère en souriant. Puis, elle ajouta : « Peu après votre départ, j’ai décidé de faire de l’observation pendant que ma femme de chambre déballait les affaires. Il n’y a pas de meilleur moment que celui-ci pour voir et entendre ce qui s’est passé ». Elle inclina la tête vers Turley et lui dit : « C’est bon de vous voir, Gavin. Je m’attends à ce que vous me parliez de votre sœur au dîner de ce soir ». Elle les salua du bout des doigts : « Je vous verrai plus tard ».

« Elle est bien trop joyeuse », dit Frits, plus pour lui-même que pour son ami. Lorsqu’elle l’avait informé qu’elle serait en ville avec lui cette saison, elle s’était empressée de répondre à ses questions sur ce qu’elle allait faire exactement.

« Au moins, elle t’empêchera de faire des siennes auprès des femmes en lice pour le mariage ». Turley s’esclaffe. « Vous devez garder à l’esprit que le mariage, c’est pour la vie, pas pour une nuit ou deux ».

« J’en suis bien conscient. Ce n’est pas comme si j’avais prévu de m’attirer autant d’ennuis ». Frits lança un regard à son ami. C’était tellement plus facile quand son seul intérêt pour une femme était d’assouvir son désir et le sien.

« Il me faudra environ une demi-heure pour me changer », dit Turley.

« Je vous verrai chez Brooks dans un peu moins d’une heure ». Frits salua son ami en se dirigeant vers Grosvenor Square.

Il devrait peut-être rentrer chez lui. C’est alors que l’image d’une paire d’yeux gris argenté et intelligents se forma dans son cerveau. D’un autre côté, il devrait peut-être rester pour ne rien manquer. Il y avait quelque chose chez Lady Adeline – au-delà de ses lèvres et de ses seins – qui lui donnait envie de mieux la connaître. La seule difficulté était qu’il s’agissait d’une amie de Lady Dorie, ce qui ne l’aidait pas du tout.

Chapitre deux

La remarque de Dorie sur Lord Littleton fit presque sursauter Adeline de surprise. Elle n’aurait pas pu lui faire plus grave insulte qu’en le méconnaissant. Il avait dû lui faire quelque chose d’horrible.

Pourtant, malgré l’aversion évidente de son amie pour cet homme, Adeline ne put s’empêcher d’admirer Lord Littleton alors qu’il s’éloignait. Il se tenait sur sa monture avec une aisance innée. Et ce cheval… Elle avait déjà vu des photos de frisons, mais n’en avait jamais vu un vrai. Elle aurait aimé pouvoir au moins caresser ce magnifique animal. Si elle n’avait pas regardé le cheval trotter vers eux, elle n’aurait pas remarqué que les larges épaules de Lord Littleton fléchissaient sous la veste bien ajustée, et que ses jambes musclées enfoncées dans son pantalon serré étaient de véritables chefs-d’œuvre. Lorsqu’il la contemplait, une mèche de ses cheveux noirs bouclés s’inclina vers l’avant, lui donnant envie de la toucher. Et lorsque leurs regards se croisèrent, les yeux émeraude de Lord Littleton semblèrent se réchauffer, lui donnant l’impression d’être la seule dame, la seule personne, qu’il pouvait voir. Puis une fossette se dessina sur sa joue gauche. Dommage qu’il n’était pas éligible, il était vraiment le plus bel homme qu’elle ait jamais vu.

« Qu’est-ce qui le rend inéligible ? » demanda Géorgie, d’une manière plus crue qu’Adeline ne l’aurait jamais fait.

Adeline braqua ses yeux sur Dorie, se languissant de sa réponse. « Il n’a aucune envie de se marier », rétorqua Dorie d’un ton acerbe et amer. « Mais il fera croire à une dame qu’elle est son soleil, sa lune et ses étoiles. »

En d’autres termes, c’est un enjôleur.

Adeline se mordit la lèvre. Dorie n’était probablement pas la seule femme qu’il avait séduite. Adeline connaissait bien les enjôleurs : des hommes qui se contentaient de jouer avec le cœur des dames sans se soucier du préjudice qu’ils leur faisaient subir. Son frère Wivenly en fut un, et il avait brisé beaucoup de cœurs. C’était du moins ce qu’elle avait compris en écoutant discrètement les conversations de ses parents. Il avait même entrepris de déshonorer une dame sans l’épouser.

En ce qui la concernait, ils ne faisaient pas de bons époux. Non pas que son frère avait des écarts de conduite. Il était dévoué à sa femme, mais ce n’était certainement pas un homme de paix. Elle était persuadée que cela venait du fait qu’il avait été un débauché qui n’avait jamais manqué de rien.

Adeline n’était pas exactement certaine de ce qu’elle voulait, mais elle savait qu’elle ne souhaitait pas que l’histoire se répète. Elle ne savait peut-être pas tout ce qu’elle attendait d’un homme, mais elle savait ce qu’elle ne voulait pas, en commençant par les enjôleurs, suivi des ivrognes, des joueurs, des crapules, des fréquentations de clubs et des politiciens. Elle souhaitait avoir un homme qui ne lui tirerait pas les vers du nez à chaque fois qu’elle se retournerait, mais qui pourrait profiter d’une soirée tranquille et rester à la campagne la plus grande partie de l’année. Contrairement à sa mère, elle passerait du temps avec ses enfants. Et elle aurait un chien de compagnie. Une chose qu’elle n’avait jamais eu le droit d’avoir.

Il était plus que décevant de constater que Lord Littleton était un enjôleur. Il était très beau, ma foi. Adeline le raya de sa liste. De toute façon, c’était trop espérer que de croire qu’elle rencontrerait son grand amour lors de sa première promenade dans le parc.

Ah, bien, soupira-t-elle. Il y a beaucoup de poissons dans la mer.

Un autre homme arriva et fut présenté comme Lord Turley. Il était beau lui aussi, bien que ses cheveux blonds et clairs ne fussent pas aussi convaincants que les cheveux noirs et les yeux émeraude de Lord Littleton. Mais la plupart des enjôleurs étaient beaux et intéressants. C’était le seul moyen pour eux de briser des cœurs. Lord Turley était un choix plus rassurant, mais Géorgie semblait s’y intéresser, et Adeline ne voulait pas se mettre à dos sa nouvelle amie. Elle avait de la chance d’avoir trouvé quatre femmes avec lesquelles elle parvint à s’entendre si bien en si peu de temps. Elle laissa échapper un léger soupir. Au moins, elle savait quel genre d’homme elle éviterait.

La conversation tourna autour des Almack et des bals, en particulier le bal de présentation d’Augusta, qui serait le premier à avoir lieu. Celui d’Adeline n’aurait lieu que quelques semaines plus tard. Elles discutèrent également des moyens de se protéger mutuellement des avances indésirables des hommes.

Apparemment, Lord Littleton n’était pas le seul enjôleur de la ville. « Nous pourrions même imaginer des scenarii pour nous aider mutuellement », suggéra Adéline. « Augusta, pouvez-vous organiser une escapade à Rothwell House afin que de là nous puissions avoir des repères ? »

« Bien-sûr », acquiesça-t-elle avec un ton confus. « Comment cela va-t-il nous aider alors que nous ne connaissons pas les autres demeures ? »

« Nous nous entraînerons à nous éclipser pour être retrouvées ». Non pas qu’Adeline pensait avoir à s’inquiéter. Elle était assez jolie, mais pas aussi belle que ses amies.

« Comme le jeu des sardines », affirma Augusta. Adeline n’avait jamais entendu parler de ce jeu. Heureusement, son amie nota leurs expressions confuses et expliqua : « Dans le jeu de la sardine, une personne se cache et les autres la cherchent. C’est un jeu prisé en Espagne ».

« C’est parti pour la sardine ! », s’exclama Henrietta en riant.

Ce jeu semblait amusant. Adeline avait hâte d’apprendre comment aider ses amies à éviter les enjôleurs.

« Irez-vous chez Almack cette semaine ? », demanda Adeline. Augusta plissa aussitôt le front. Elle n’avait vraiment pas envie d’y aller.

« J’y serai avec Dotty et Merton », répondit Henrietta d’un ton rassurant. Puis elle ajouta : « Ce sera intéressant. Voyez cela comme une expérience ».

« Je crois pouvoir m’y rendre », répondit Augusta sans conviction.

« Intéressant, c’est une façon de le décrire », marmonna Géorgie. « J’ai ouï-dire que les rafraîchissements laissaient à désirer. Ma mère, mon frère et ma sœur m’accompagneront ».

« Caro et Huntley m’accompagneront ». Dorie fronça le nez. « Le souper se compose de fines tranches de pain, de beurre, de thé faible et d’orgeat ».

Toutes semblaient s’y rendre accompagnées par leurs frères ou leurs sœurs. Adeline aurait voulu que sa mère l’accompagnât pour la première fois, mais celle-ci avait un évènement politique qu’elle devait organiser. Si Adeline comprenait encore quelque chose à la politique, elle aurait… Eh bien, elle devrait trouver quelque chose de moins douloureux, car elle ne pourrait sans doute pas éviter ce sujet. Les Lords étaient en session, et la plupart des pairs étaient impliqués dans le gouvernement.

« Je serai là avec mon frère et ma belle-sœur. Wivenly s’est plaint d’y aller, mais Eugénie lui a dit qu’il pouvait rester à la demeure s’il le souhaitait, et qu’elle danserait avec qui elle voulait ». Se souvenant de la pure indignation qui se lisait sur son visage, Adeline ne put s’empêcher de glousser. « Elle l’a dit d’une manière qui laisse penser qu’elle s’en moque, mais mon frère déteste qu’un autre gentleman s’approche d’elle. C’est donc lui qui nous escortera ». Non pas qu’il fût d’une grande aide pour savoir qui était éligible et qui ne l’était pas. C’était très déprimant. Comment était-elle censée savoir qui supporter ? Les amies étaient là pour ça. Surtout Dorie. C’était sa deuxième saison, et cela lui donnait une grande connaissance qu’Adeline et les autres n’avaient pas.

Au fur et à mesure qu’elles avançaient, Géorgie se tint à côté d’Adeline. « Vous m’avez l’air abattue », affirma Géorgie. « N’aviez-vous aucune envie de venir en ville ? »

Adeline réalisa que personne ne lui avait demandé si elle voulait venir cette année. Elle avait eu dix-huit ans l’automne dernier, et aucun des gentlemans de son comté natal ne s’était intéressé à elle. Il fallait donc qu’elle fît son entrée à un moment ou à un autre, et cette saison était la bonne. « Venir en ville, c’est bien. Londres semble intéressante. Le problème, c’est que je ne sais pas du tout comment m’y prendre pour trouver un époux ».

Son amie rit légèrement : « Je pense qu’aucune d’entre nous ne le sait. D’après ce que j’ai compris, même Dorie ne le sait pas. Ma sœur, Meg, a mis plus de trois ans à se décider pour un époux. Elle a eu quelques mauvaises expériences. Si l’on y réfléchit trop longtemps, cela suffit à nous décourager ».

Adeline se sentit un peu réconfortée. Non pas qu’elle souhaitait qu’une autre dame portât sur ses épaules ces difficultés, mais au moins, elle n’était pas la seule à se sentir perdue. « Nous nous entraînons à toutes sortes de choses : les règles de bienséance, la danse, les instruments de musique, les langues et une panoplie d’autres sujets. Puis nous arrivons ici et on nous dit que les hommes ne veulent pas de dames intelligentes. Mais mon frère aîné et mon père ont épousé des femmes cultivées. C’est très déroutant ».

Géorgie fronça les sourcils. « Est-ce là ce que votre famille vous a laissé entendre ? La mienne m’a dit que si un homme ne voulait pas d’une femme intelligente, il n’avait qu’à chercher une épouse ailleurs ».

Adeline devait y réfléchir. « Non. Pas ma famille, mais d’autres dames avec qui j’ai parlé. Ma mère est tellement occupée par ses activités politiques qu’elle n’a pas du tout prêté attention à mon entrée ».

« Je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise chose », pensa Géorgie. « Parfois, j’ai l’impression que j’aimerais que tous les membres de ma famille passent moins de temps à penser à moi ». Elle sourit. « Heureusement, je n’ai que ma mère et ma grand-mère. Ma sœur aînée est occupée à mettre sa belle-famille au pas ».

Adeline se demandait bien ce que cela pouvait signifier, mais décida de le découvrir une autrefois. « Ma belle-sœur a promis de m’aider, mais elle a été élevée dans les Antilles danoises et n’a pas passé beaucoup de temps en ville ».

« Cela devait être intéressant. Ne vous inquiétez pas. Ça va s’arranger », dit Géorgie joignant son bras à celui d’Adeline. Puis, elle ajouta : « Nous sommes toutes là les unes pour les autres maintenant. Cela nous aidera ».

« Oui, vous avez raison. Je ne devrais pas me soucier autant ». Ainsi, Adeline se mit à profiter de la compagnie de nouvelles amies et de la beauté du parc alors que les feuilles commençaient à se déployer. Les crocus apparaissaient, dessinant des motifs lumineux sur le vert de l’herbe. Elle attendait avec impatience que les autres fleurs printanières fissent leur apparition. « Je vais m’efforcer de profiter du temps que je passe ici. Et si je ne suis pas mariée cette saison, il y aura toujours la prochaine ».

« C’est exactement comme cela que les choses doivent se passer. Je compatis profondément avec les femmes qui sont poussées à se marier dès leur première saison », déclara Géorgie qui s’arrêta, baissa les yeux et regarda la chaussée. « Qu’est-ce ? »

Un gentleman aux cheveux d’or de Guinée bouclés, monté sur un hongre bai, s’était arrêté et parlait à une dame dans un phaéton haut perché. Lui aussi était très beau. Tous les beaux gentlemans d’Angleterre venaient-ils en ville pour la saison ? « Je n’en ai aucune idée ». Mais Adeline aimerait être présentée. « Peut-être que Dorie le connaît ».

« Dorie ? » Géorgie éleva la voix juste assez pour que leur amie, qui marchait juste devant elles, l’entende, puis elle inclina la tête en direction du nouveau venu. « Connaissez-vous ce monsieur ? »

« Non », répondit Dorie en hochant la tête, « Je ne l’ai jamais vu auparavant. Il doit être nouveau en ville. Il parle avec Lady Riverton. C’est la veuve du frère décédé de ma belle-sœur. Il est probablement revenu récemment de son Grand Tour. Elle était à Paris jusqu’à récemment, et il ne semble pas avoir plus d’une vingtaine d’années ».

« Je partage votre avis », commenta Henrietta. « Je dirais qu’il n’a pas plus de vingt-six ans. Eh bien, nous ne pouvons qu’espérer le voir à l’un des évènements ».

« Si toutefois il cherche une femme », rétorqua Géorgie d’un air dubitatif.

Adeline contempla le gentleman. Il baisa la main de la dame, mais sans plus.

« Si ce n’est pas le cas, je n’ai pas envie de le rencontrer. » Une ligne se forma entre les sourcils de Dorie. Elle pensait probablement à Lord Littleton.

Adeline regardait toujours cet homme aux cheveux blonds lorsqu’il leva la tête et la fixa droit dans les yeux. Elle détourna le regard, mais pas avant d’avoir vu ses lèvres s’incliner légèrement. Aurait-elle pu l’intéresser ? Cela faisait deux hommes – bien qu’elle ne pût compter le premier – qui s’étaient intéressés à elle en une seule journée. Bonté divine, la saison n’allait peut-être pas être aussi mauvaise qu’elle le pensait. Bien sûr, elle devait rencontrer plus d’hommes éligibles. Elle regarda le gentleman blond qui se tenait à côté de Lady Riverton.

Bien qu’Adeline voulût se marier et fonder son propre foyer, elle devait s’assurer que l’homme qu’elle épouserait répondrait à toutes ses exigences – telles qu’elles sont – et qu’il s’agirait d’un mariage d’amour.

Crispin, comte d’Anglesey, fils aîné du marquis de Normanby, soutenait le regard gris clair de l’une des nombreuses jeunes femmes qui se promenaient le long du trottoir. Elle se demandait combien de temps elle pourrait garder son regard sur lui, mais la dame à côté d’elle attira son attention et Adeline, la dame aux yeux gris, se détourna.

« Je vois que vous touchez déjà les jeunes qui viennent de sortir de l’école ». Le ton de Sarah, la comtesse, veuve de Riverton, était irritant, et il n’était pas d’humeur à l’entendre. Pourtant, pour l’instant, il avait besoin d’elle.

« Je ne sais pas pourquoi vous êtes indisposée ». Il laissa ses yeux se poser sur les siens. « Vous ne m’épouserez pas, et mon père a exigé que je me marie en cette saison ou il ne m’assistera plus ».

« Vous savez très bien que je ne me remarierai pas ». Elle eut un frisson théâtral. « Une fois, c’était plus que suffisant. J’ai fait mon devoir et, grâce à mes très généreux arrangements, je peux m’adonner à mes propres plaisirs ».

Sauf qu’elle ne pensait pas à ces plaisirs en ce moment, dont il faisait partie. Crispin décida de changer de sujet. Il savait toujours quand Sarah pensait trop à ses fils. Elle devenait larmoyante. Elle avait le droit de les voir autant qu’elle le souhaitait, mais ils résidaient chez leurs grands-parents, le marquis et la marquise de Broadhurst, et ne venaient jamais en ville.

Sarah devait donc se rendre à la campagne pour rendre visite à ses enfants. Crispin ne reprochait pas à son mari d’avoir laissé la tutelle à ses parents. C’était inévitable. Mais cela la rendait parfois moins agréable à vivre.

Il connaissait un moyen de la réconforter, et de le réconforter lui aussi. « Désirez-vous que je passe ce soir ? »

« Si vous le souhaitez », dit-elle. Puis, haussant les épaules d’une manière insouciante, elle ajouta : « Cependant, vous ne pouvez pas rester pour la nuit. Je dois être plus prudente ici qu’à Paris ».

« En toute logique ». Elle n’était pas la seule à devoir faire attention. Lui aussi. N’importe qui pourrait informer son père de ses entreprises. Prenant sa main, il l’effleura par un baiser au-dessus de son gant de chevreau, tout en lui caressant doucement son poignet en même temps, et elle lui lança un regard enjôleur. « Dîner, puis dessert ? »

« Définitivement dessert ». Il l’imaginait déjà nue sur son lit.

Ses lèvres s’entrouvrirent en un sourire. « Je vous verrai à huit heures ».

« D’ici là ». Crispin poursuivit son chemin jusqu’à ce que Madame Drummond-Burrell attire son attention. C’était une femme plutôt modeste, au visage allongé, qui se déplaçait dans un landau avec une autre dame qu’il ne connaissait pas. Madame Drummond-Burrell connaissait sa mère, mais, plus important encore, elle lui donnerait accès à Almack, ce qui lui permettrait d’entrer en contact avec toutes les femmes les plus intéressantes. Pour ses parents, et donc pour lui, la lignée était un critère essentiel dans le choix d’une épouse. La lignée de sa femme devait être pure. « Madame, c’est un plaisir de vous rencontrer à nouveau ».

« Anglesey, je suis heureux de vous voir de retour à la demeure ». Elle lui tendit la main et il s’inclina. « Votre mère m’a écrit pour me dire que vous seriez ici ».

« Paris est une ville charmante, mais rien n’est comparable à l’Angleterre », mentit-il. Il y serait encore n’eût été les exigences de sa mère.

« Lady Bellamny », commença Madame Drummond-Burrell en regardant l’autre dame. « Puis-je vous présenter au Lord Anglesey ? »

La femme plus âgée inclina royalement la tête. « Bonjour, mon seigneur. J’ai rendu visite à votre mère avant de venir en ville ».

Il se demandait comment aborder la question de sa quête d’une épouse. Comme les deux femmes connaissaient manifestement la raison de sa présence ici, c’était l’occasion ou jamais.

« Est-ce qu’elle vous a aussi mise dans la confidence ? En effet, on m’avait dit de ne pas montrer mon visage avant d’être fiancé ».

« Je crois qu’elle a mentionné quelque chose dans ce sens. Clementina, vous devrez envoyer à Anglesey un bon pour Almack ».

Elle leva un sourcil épais. « En effet, je le ferai. Restez-vous à Normanby House ? »

« Oui ». Avec les domestiques qui garderaient surement un œil sur Crispin comme sa mère le voulait.

« Je vous verrai mercredi ». Elle fit signe au carrosse d’avancer.

« J’en suis honoré ». Il partit, passant devant les autres carrosses. Tout compte fait, cette sortie avait été fructueuse.

Il était admis chez Almack, il avait vu une dame qui l’intéressait et il avait une partenaire de chambre pour ce soir.

En sortant du parc, Crispin sourit, salua d’un signe de tête les personnes qu’il avait rencontrées à la campagne et fut présenté à d’autres membres de la bourgeoisie. Certaines d’entre elles étaient des matrones dont les yeux indiquaient leur disponibilité. Il avait résolu de se comporter au mieux, la plupart du temps. Il ne fallait pas que ses parents apprennent qu’il rôdait autour de la ville. Cela signifiait aussi qu’il ne pouvait pas avoir de maîtresse. Même son père – le plus souple de ses parents – avait des idées particulières sur la conduite à tenir lorsqu’on courtise une jeune femme. Pour l’instant, il avait l’adorable Sarah pour satisfaire tous ses besoins, mais il ne pouvait pas refuser à d’autres femmes le plaisir de sa compagnie. Après tout, on ne pouvait pas demander à un gentleman d’ignorer ses désirs. Il lui suffirait de trouver une chambre ou une petite demeure pour ses liaisons secrètes. Un endroit où les servants de sa mère ne pourraient pas l’espionner.